« Regardez la salle d’attente d’un psy pour enfants, et vous en saurez davantage sur sa technique qu’avec des longs discours », affirme Marcel Rufo. Justement, nous y sommes. L’entrée du service de pédopsychiatrie de l’hôpital Sainte-Marguerite, à Marseille, ressemble à son chef. Atypique, haute en couleur, vivante, et totalement dédiée au monde des petits. Les jouets s’amoncellent sur les tapis et les mères discutent devant leurs « minots ».
Le professeur Rufo, belle cinquantaine, a un mot pour chacun. Avec sa langue à l’accent provençal et estampillée Pagnol, ce fils d’émigrés avoue s’être longtemps débattu : « Enfant, je pensais en italien et, quand j’entendais du français, il me fallait un peu de temps pour traduire dans ma tête avant de répondre. » Résultat : le petit Marcel, 7 ans, fut envoyé chez le psychologue. Cette consultation allait, selon lui, changer le cours de sa vie.
Il serait intelligent...
« Le psy a dit que je n’étais ni sourd ni idiot. Bonne pâte, il a conclu son intervention d’un : “Il serait même plutôt intelligent.” » L’année d’après, le jeune élève recevait le prix d’excellence. Et retenait sûrement une des clés de sa future pratique : les encouragements et l’espoir ont de puissants effets thérapeutiques.
Trente-cinq ans aujourd’hui qu’il reçoit des enfants de tous âges avec leur lot d’insomnies, de troubles énurétiques, d’anorexie, d’apathie. « Quand un enfant entre dans mon cabinet, il arrive avec plus de mille enfants, ceux que j’ai déjà reçus et qui étaient dans une situation plus ou moins identique à la sienne. » Avantage du métier et de l’expérience. Une expérience, mais aussi une technique d’approche originale. Lui a beau dire : « Traduisez Winnicott en marseillais, ça suffit pour réussir dans la vie ! », ses compétences ne s’arrêtent pas là.
La patte Rufo
Au-delà de la fidélité à ses maîtres, il y a une « patte Rufo ». De quoi est-elle faite ?
Déjà, d’une revendication de non-savoir. Entendez : « Au départ, je suis comme les parents. Je ne sais rien. » Professeur agrégé, membre émérite de différents comités scientifiques – sa biographie déroule deux pages de titres hospitaliers – il ose avouer ses tâtonnements ! Dans son bureau, à côté d’une marine peinte par une patiente autiste, on lit ces mots de Raymond Devos : « Comment identifier le doute avec certitude ? » Toute la démarche professionnelle de Rufo est résumée là. Les troubles de l’enfant, son histoire familiale, les mots qu’il lâche en séance sont comme les pièces rassemblées par un détective au cours de son enquête. Et qu’est-ce qui fera avancer la thérapie ?
« Il faut du savoir-faire, de l’intuition et de la patience », résume le pédopsychiatre. Pour parler de son « impossible métier », Rufo regorge de métaphores : « Dans mes échanges avec l’enfant, je me fais l’effet d’un pêcheur à la “romagnolles”, ce drôle de trident qu’on lance dans l’eau un peu au hasard. »
Pour lui, c’est donc souvent la clinique, le terrain qui l’emportesur la théorie. Il faut voir son corps de rugbyman se pencher vers un petit patient, et entendre sa voix chaleureuse lancer « bonjour, cocotte » à une autiste de 5 ans. Son style thérapeutique, très « maison », est bien loin de la froideur affichée par certains psychanalystes : « Vous imaginez, s’exclame-t-il, rester silencieux en face d’un petit qui va mal ? Jamais ! » Certains de ses pairs le jugent d’ailleurs trop spectaculaire, et surtout animé d’un fort narcissisme.
Parfois, et il l’avoue, Rufo se plante. Le contact avec l’enfant ne passe pas, la parole ne vient pas. Alors, il doit inventer : jouer, pousser le petit dans ses retranchements, hausser le ton. Dès lors, le cadre thérapeutique explose : le professeur a même osé emmener certains de ses patients au cinéma ! Il a du mal avec deux cas, une petite qui boite sans raison et une qui aboie comme un petit chien ? Il les réunit dans une séance commune. Des ados vont mal ? Pour une association marseillaise, il va les chercher dans les bars derrière le port. Il a aussi créé l’Espace Arthur – « Pour Rimbaud, bien sûr » – qui propose des soins culturels et pédagogiques aux anorexiques et délinquants.
Depuis six mois, il passe une journée par semaine à la prison des Baumettes, et rencontre les mères détenues et leurs bébés incarcérés jusqu’à l’âge de 18 mois. Rufo se passionne pour cette nouvelle aventure : « On vient de réussirà faire inscrire ces petits à quelques heures quotidiennes de crèche, dehors ! Vous imaginez ? Jusque-là, dès qu’ils entendaient le cliquetis des clés ouvrir la porte de la cellule, ils se frottaient le dos contre le mur… en réaction à ce seul contact avec l’extérieur ! »
La psychanalyse
Voilà une autre originalité de Rufo : il avoue une passion pour la psychanalyse – « C’est mon cadre de référence » –, cite ses maîtres dans le texte – Winnicott, Leibovici, Klein, tous psychanalystes – mais rejette quelques-uns des diktats les plus fondateurs de la théorie freudienne. La trop grande distance entre le patient et son psy, la fameuse « neutralité bienveillante » ? « Je lui préfère l’intérêt réel, l’émotion vraie mais dénuée de toute passion intime ou personnelle. » Son reproche général à la psychanalyse ? L’« adulto-morphisme ». Et Rufo de s’en tenir à des règles de bon sens : « Sur un divan, un enfant s’endort. Il faut donc jouer avec lui. »
Autre marque maison : le docteur Rufo refuse tout net de prescrire des médicaments aux enfants. Un pédopsychiatre sans Ritaline (médicament réputé pour améliorer de façon efficace les troubles de la concentration et du comportement chez l’enfant) ? « Je ne me sentirais plus thérapeute si je le faisais. Seule l’interprétation de ce que dit l’enfant et sa famille guérit. De toute façon, un enfant sans parole ne peut pas être heureux. » Et lorsqu’on lui demande : « Que devient un enfant guéri ? », la réponse ne se fait pas attendre : « Pédopsychiatre ! » Sans doute une dernière allusion à son enfance de tuberculeux. Autant dire que le professeur Rufo n’a guère de difficultés pour se mettre à la place de ses petits patients. Empathique, forcément.
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