Par Elvira Masson
Anodin en apparence, ce mécanisme met en jeu des facteurs complexes. Où il est question de neurosciences, de psychanalyse et de philosophie.
Réfléchis avec lenteur, mais exécute rapidement tes décisions." Tel était le conseil donné par le philosophe Isocrate, en 436 av. J-C. Un sage précepte qui vaut toujours aujourd'hui, si l'on en croit les dirigeants d'entreprises que l'on a interrogés.
Jeunes patrons ou managers aguerris, ils parlent étonnamment, sur ce point-là en tout cas, d'une seule voix. "J'ai établi une grille qui me sert à chaque fois que je dois trancher dans une situation délicate ou mettre en place de nouveaux process", explique Jonathan Atlan, patron d'un réseau d'agences immobilières. C'est très simple, voire basique, mais pour moi c'est imparable : 1. Pourquoi est-il indispensable que je prenne une décision?
2. Quelle est la réponse la plus efficace - pas forcément la plus juste, d'ailleurs - pour mon entreprise?
3. Comment puis-je la justifier de manière sincère et convaincante auprès de mes équipes?
Si la première réponse me paraît claire, il n'y a aucune raison que les deux suivantes ne le soient pas. Il ne me reste donc plus qu'à agir. Et vite.", poursuit-il, de manière implacablement rationnelle. Et qu'ils soient coaches en entreprise ou psys, les pros de l'aide abondent dans le même sens: savoir prendre des décisions est la garantie d'une vie réussie, dans la sphère privée comme professionnelle.
2. Quelle est la réponse la plus efficace - pas forcément la plus juste, d'ailleurs - pour mon entreprise?
3. Comment puis-je la justifier de manière sincère et convaincante auprès de mes équipes?
Si la première réponse me paraît claire, il n'y a aucune raison que les deux suivantes ne le soient pas. Il ne me reste donc plus qu'à agir. Et vite.", poursuit-il, de manière implacablement rationnelle. Et qu'ils soient coaches en entreprise ou psys, les pros de l'aide abondent dans le même sens: savoir prendre des décisions est la garantie d'une vie réussie, dans la sphère privée comme professionnelle.
Pourtant, à en juger par le développement des techniques d'aide aux managers, l'inflation des formations pour cadres dirigeants et le boom de la littérature "prodécisionnelle" (outre-Atlantique, on en est particulièrement friand. Ainsi, How we decide, de Jonah Lehrer, vulgarisateur des neurosciences, considéré depuis comme un plagiaire confirmé, mais c'est une autre histoire, est resté des semaines au top des meilleures ventes dans le classement du New York Times), certains ont plus de mal que d'autres à prendre un parti. Pourquoi? La question revient à tâcher d'élucider le mystère d'un mécanisme qui mêle bien des paramètres sur lesquels les opinions divergent. Qui décide: notre raison, nos émotions, notre inconscient ou un peu des trois?
Nos émotions influencent nos décisions
Les meilleures décisions? Elles sont prises de manière inconscientes
Choisir demande de l'intelligence, décider surtout de la volonté
Les émotions sont déterminantes. Des recherches, conduites par des neuroscientifiques des universités de Yale et de Columbia, ont mis en lumière leur importance dans le processus décisionnel. Leurs conclusions sont en substance les trois suivantes: nos émotions influencent nos décisions; ces dernières sont liées à la reconnaissance que l'on va en tirer; enfin, une faible capacité à décider peut résulter d'un dysfonctionnement de l'activité cérébrale ou d'états émotionnels négatifs, comme l'extrême anxiété.
"Pour prendre une décision, il arrive que l'état affectif soit un argument qui a valeur de jugement, acquiesce Xavier Dumesnil, coach en stratégie managériale. Quand on est d'humeur positive, on a tendance à surestimer l'importance des conséquences positives d'un choix, donc à en minimiser les effets négatifs. L'inverse est vrai également. Ainsi, l'état émotionnel change la manière de traiter un problème: quand on va bien, on analyse la situation d'un point de vue global, sans regarder les détails et en tenant compte de ce que l'on sait (la stratégie de traitement heuristique, dans le jargon cognitif) ; quand on a l'esprit plus sombre, on procède à une approche des faits point par point (le traitement systématique), avec plus d'attention aux détails et moins à ce que l'on connaît déjà."
Pour ajouter à la difficulté, hommes et femmes ne seraient peut-être pas à égalité. Selon des travaux récents effectués par une équipe de psys de l'université de Warwick, en Grande-Bretagne, le genre jouerait un rôle important. Dans la mesure où les deux sexes ne perçoivent pas le monde à l'identique, ils ne prennent pas non plus leurs décisions pareillement. L'homme segmente son univers en catégories bien distinctes, noires ou blanches, tandis que la femme serait plus nuancée, voire fluctuante. Ainsi, traditionnellement, l'un a été loué pour sa réactivité et sa promptitude à agir ; l'autre pour son empathie et son attention à son entourage. Soit rien de bien neuf.
A l'origine, il y a l'inconscient, c'est lui qui déciderait de ce processus. Professeur en sciences cognitives à l'université de Rochester, aux Etats-Unis, Alex Pouget a démontré dans ses travaux que, contrairement à ce que l'on imagine, nous prenons les meilleures décisions de manière inconsciente. "On ne choisit pas en conscience de s'arrêter à un feu rouge ou d'éviter un obstacle sur son chemin. Une fois analysées les décisions prises inconsciemment, on constate qu'elles sont presque toujours justes, en fonction des paramètres qui président à leur exécution."
Si des mécanismes inconscients et une large palette d'émotions occupent une place dans le processus, c'est également le cas d'événements beaucoup plus triviaux, selon une étude étonnante, pilotée par Mirjiam Tuk, professeur à l'université de Twente, aux Pays-Bas. Elle a partagé les participants en deux groupes. A l'un, elle a demandé de boire cinq verres d'eau. A l'autre, cinq gorgées. Après un certain temps, il s'est avéré que le premier groupe, soumis à une envie pressante, éprouvait un sentiment d'urgence, voire de stress, et était plus à même de prendre des décisions efficaces que le second. S'ils se vérifient, ces résultats viendraient contredire une théorie psy très commentée, développée par Roy Baumeister, professeur à la Florida State University. Elle révèle un aspect méconnu du cerveau humain qui explique comment un individu - qu'il soit homme politique, chirurgien, patron ou simple commun des mortels - peut prendre des décisions parfois tout à fait incohérentes, ou être simplement incapable de décider quoi que ce soit. Parce qu'il est impossible d'accumuler les décisions, de les prendre dans l'urgence et de façon répétée sans en payer un tribut d'autant plus lourd qu'on n'en a pas conscience, au contraire de la fatigue physique ordinaire. Mis à rude épreuve, le cerveau ne sait plus comment répondre à la demande.
Ce qui déclenche l'un ou l'autre de ces deux mécanismes: soit prendre des risques et agir de façon impulsive, soit ne plus prendre de décisions et essayer de gagner du temps. Or, le plus souvent, ne pas décider finit par créer des problèmes encore plus grands. Cette fatigue générée par la prise de décision a été baptisée "ego depletion", en anglais (épuisement de l'ego). Sommes-nous libres de nos choix ou menés par notre inconscient? Telle est la dichotomie qui sépare les deux disciplines de la philosophie et de la psychanalyse.
Pour le philosophe Robert Misrahi, "nous sommes totalement libres de choisir notre vie et d'accéder par là au bonheur, mais nous créons notre propre malheur en prenant de mauvaises décisions, dictées par des désirs qui nous gouvernent et nous malmènent, qui ne sont en aucun cas l'inconscient." A l'inverse, la psychanalyste Dominique Miller estime, elle, que "les mauvaises décisions que nous prenons sont généralement liées à un événement essentiel de notre histoire qui, souvent, se rencontre dans notre enfance. Cet événement obscur est parfois raconté, parfois tu. Il peut être grave (un décès, une séparation...) ou anodin, mais il est toujours marquant. Il pèse sur nos décisions dans les moments cruciaux de notre vie personnelle et professionnelle."
Et si, pour finir, on revenait à la case départ avec cette définition du philosophe Charles Pépin qui opère une distinction intéressante: "Une décision fondée en raison, parfaitement justifiée dans une batterie de tableaux Excel, n'est pas une décision: c'est simplement un choix. J'ai "choisi" et j'ai "décidé" sont donc faussement synonymes. Choisir demande de l'intelligence, décider surtout de la volonté. De l'intelligence aussi, bien sûr, mais elle ne suffit pas sans le secours de notre volonté. C'est la thèse singulière de Descartes, si peu cartésien pour le coup: être humain, c'est compenser un entendement limité par une volonté infinie. Ce que nous avons en nous d'infini, ce que nous pouvons déployer sans limites, c'est la volonté, et non l'intelligence." Décider c'est ainsi vouloir plus qu'on ne sait. Si nous attendions d'être sûrs pour agir, nous ne le ferions jamais. Comme l'écrit un autre philosophe, Alain, "le secret de la décision, c'est de s'y mettre".
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